Phèdre(s) à l'Odéon, présentation de la pièce - Article

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La chair de l’impossible

Phèdre a vingt-cinq siècles. Phèdre est au pluriel. Chez Euripide, elle ne croise même pas Hippolyte pour lui avouer son amour et meurt plutôt que de l’affronter. Chez Sénèque, elle lui parle de son désir les yeux dans les yeux. Chez Sarah Kane, tout est possible et rien ne l’est plus : malgré la proximité des corps, le bien-aimé reste plus inaccessible que jamais. Qui donc est Phèdre, que nous dit-elle ? De retour à l’Odéon après Un Tramway et La Fin (Koniec) Warlikowski lance son enquête sur une intuition de William Blake citée par J. M. Coetzee : « ceux qui répriment le désir le font parce que leur désir est suffisamment faible pour qu’il puisse être réprimé ». Et pour incarner le mystère de toutes les Phèdre, il a fait appel à Isabelle Huppert.

Une déesse ivre ? Une divinité possédée par une autre divinité, Aphrodite saisie du dedans par Dionysos ? Telle est la première image que Krzysztof Warlikowski propose de son projet, lors d’une conversation à l’automne 2014. Warlikowski la voit qui titube. Chez Euripide, c’est elle qui vient en personne, en manière de prologue, nous annoncer le sort qu’elle réserve à Phèdre, victime collatérale de sa haine pour Hippolyte. Le trop chaste fils de Thésée se veut pur, croit pouvoir se soustraire à l’une des grandes lois qui préside à la condition humaine, celle du désir qui fait se mêler les corps. Hippolyte, chasseur qui ne veut point être chassé, se croit un exemple, l’incarnation de la mesure : il se trompe. À trop honorer Artémis, il dédaigne Aphrodite. Or s’il refuse de désirer, il ne peut éviter d’être désiré lui-même. Et c’est par cette voie que lui viendra le châtiment : du fond d’un autre corps. Celui de Phèdre, « la fille de Minos et de Pasiphaé », la descendante du Soleil, consumée par une flamme qu’elle ne peut avouer pour sienne.

Phèdre est saisie du dedans par Aphrodite, simple mortelle possédée par une déesse. Son amour, son désir, l’habitent et la dévorent mais ne lui appartiennent pas. Ils sont en elle comme un corps étranger qu’elle ne peut plus s’arracher. Son désir, c’est sa tunique de Nessus. Phèdre se tord, convulsée sous la pression d’une parole qui se fraye un chemin en elle, qu’elle cherche de toutes ses forces à retenir : le mot qui énoncerait enfin ce qu’il lui est interdit de dire et de penser, et qui est cependant ce qui la brûle. On ne voit pas Dionysos, il s’est caché en Aphrodite, et pourtant on ne voit que lui. C’est que nous sommes au théâtre. Ici règnent la passion, l’ardeur qui pousse à la métamorphose, la sortie de soi, l’extase sacrificielle, la mise à mort de l’identité. Ici Penthée devient femme et Phèdre la royale se rêve en esclave de son beau-fils. De même Aphrodite, d’abord visible, disparaît très vite de la scène sans pourtant cesser d’être là. Phèdre qui la porte en elle, ivre comme elle, la tête et le cœur perdus, se sent saisie de vertige devant l’abîme qu’est Hippolyte, ce corps si proche et qui est l’intouchable même, le nom d’un rêve, la chair de l’impossible. Or dans cet impossible, Warlikowski en ouvre un autre, par un fulgurant court-circuit. De même qu’Aphrodite ivre s’est effondrée, de même Phèdre s’abat au sol, inconsciente, lorsqu’elle entend derrière la porte la voix d’Hippolyte qui la repousse. Et quand elle revient à elle, l’impossible a pris corps. Dans son évanouissement, la porte a disparu, et voici qu’Hippolyte qui la tient dans ses bras – l’inaccessible, le bien-aimé en personne. C’est bien lui-même qui la console et qui l’invite à lui parler. Une grande paix descend, peut-être qu’elle ne dure que quelques secondes, comme l’œil du cyclone de la folie...

Ce face-à-face, cet aveu qu’Euripide refuse à son héroïne, Sénèque les lui consent, et Warlikowski après lui, comme l’avait fait Racine. Les deux tragédies, la grecque et la latine, sont comme les deux brins d’un même nœud de douleur. Warlikowski, pour le serrer plus étroitement, voudrait les tenir l’un et l’autre. D’un côté (Euripide), la rencontre entre Hippolyte et Phèdre n’a pas lieu : la reine succombe à distance, du fait de la confidence que sa nourrice lui avait arrachée. De l’autre (Sénèque), la rencontre a lieu : la reine cause sa propre perte en s’égarant dans les yeux du bien-aimé comme dans le labyrinthe de son propre désir. Comme sur un ruban de Mœbius, les deux côtés s’avèrent ne faire qu’un quand on les suit jusqu’au bout. C’est encore et toujours au malentendu, à l’indicible et à la mort que l’on se voit reconduit. Le nœud coulant d’Aphrodite ne laisse pas d’issue.

Si Warlikowski reprend l’histoire à ses sources grecques et latines, c’est aussi pour mieux la télescoper avec notre temps. Une tout autre version du mythe, celle de Sarah Kane, vient donc imprimer au spectacle une nouvelle torsion. Dans L’Amour de Phèdre, tout semble pouvoir se dire, tout peut être tenté : en apparence, de la fellation à l’éventration, le corps d’Hippolyte ne se refuse à rien. Pourtant, sous cette apparence, un refus plus profond perdure. Si Hippolyte, désormais, s’offre indifféremment à tous les contacts, c’est parce qu’il ne laisse plus rien ni personne le toucher – il se laisse prendre, mais ne donne rien. Son besoin de souillure et de transgression n’est pas moins insondable, ne le rend pas moins hors d’atteinte et fascinant, que la volonté de pureté qui l’animait chez les Anciens.

Il est trop tôt, à l’heure qu’il est, pour préciser davantage les intuitions de Warlikowski. Lorsqu’il a parlé de son projet, il lui est arrivé plus d’une fois de faire allusion à une œuvre qui l’a déjà inspiré : Elizabeth Costello, de J. M. Coetzee. Pourquoi ? Il se souvient d’Elizabeth, dans l’ultime chapitre du roman, cherchant à plaider sa cause pour passer un dernier seuil : « Elle a une vision de la porte, l’autre côté de la porte, le côté dont on lui refuse l’accès. » Toujours le motif de l’impossible franchissement, du passage au-delà du cercle où l’existence nous confine. Dans le chapitre précédent, il est question des amours entre mortels et immortels, et en particulier de l’union d’Aphrodite avec Anchise... Le divin et l’humain, comment donc se touchent-ils, comment opérer leur conjonction, comment l’inconcevable advient-il ici-bas ? « Elle pense à un film qu’elle a vu dans le temps [...] : Jessica Lange joue le rôle d’une déesse, sex-symbol hollywoodien, qui fait une dépression nerveuse et se retrouve en salle commune dans un asile d’aliénés, droguée, lobotomisée, attachée sur son lit, pendant que des employés de l’établissement vendent des billets pour tirer un coup vite fait avec elle. [...] Qu’on nous fasse descendre une immortelle sur terre, on va lui montrer ce que c’est que la vraie vie, et lui mettre le cul à vif. Tiens ! En veux-tu en voilà ! La scène a été censurée pour la production télévisée ; c’était un sujet trop brûlant pour l’Amérique. » Pour l’Amérique, peut-être, mais pas pour le théâtre de Warlikowski : d’Aphrodite ivre à Aphrodite droguée, c’est toujours de Dionysos qu’il s’agit.

Certaines scènes de ce spectacle peuvent heurter la sensibilité des plus jeunes.

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